Marie Aline MARCENAT
ÉCHAUFFOUR, PAROISSE NORMANDE
Ses villageois et ses seigneur
Paul Harel (1854-1927)
La figure la plus marquante de cette époque à Échauffour, fut sans conteste celle du poète Paul Harel. [...]
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Très jeune, Paul Harel avait connu un certain succès. Conteur et poète, son talent se manifesta par des chansons ou des pièces de vers consacrées à sa vie de poète-aubergiste et à son amour du pays natal.
Disciple de Gustave Le Vavasseur l’un des meilleurs poètes de la Normandie au XIXe siècle, il s’essaya à presque tous les genres. S’il publia des recueils de vers, comme Sous les pommiers (1888), Gousses d’ail et fleurs de serpolet, Les voix de la glèbe (1895) etc., il écrivit aussi des romans comme Le demi-sang ou bien Madame de La Galaisière et fit jouer à l’Odéon en 1891 un drame en trois actes, L’Herbager.
Membre de plusieurs sociétés savantes comme la Société historique et archéologique de l’Orne ou la Société libre de l’Eure, il faisait partie de ce mouvement littéraire très actif à l’époque qui s’attachait à promouvoir le régionalisme. Il fut question de son élection à l’Académie Française, candidature qui fut soutenue par Mgr Baudrillard mais n’aboutit pas. Cela paraît incroyable aujourd’hui, mais Paul Harel connut en son temps une célébrité presqu’égale à celle de Frédéric Mistral ! En 1905, il reçut d’ailleurs ces mots du fameux félibrige :
« Mon cher Harel, J’ai reçu avec plaisir la superbe édition de vos œuvres. Je me dérobe aux milliers de lettres qui ont suivi le prix Nobel pour vous dire de nouveau que, de Provençal à Normand, je vous admire et je vous aime ! […] ».
[...] À côté de ses illustres relations, Harel était donc devenu le grand ami des châtelains, Emmanuel et Magdeleine de Gibert. Une active correspondance s’était établie entre eux car ces derniers lui avaient demandé en service de garder un œil sur leur domaine pendant leurs absences. Il leur écrivait régulièrement en leur rendant compte de ses inspections, tout en parlant de la chasse, de la pluie où des oiseaux… [...]
Par contre, à partir de 1909, elles sont toutes destinées à Magdeleine de Gibert et deviennent beaucoup plus personnelles et comme certains poèmes encore inédits, elles traduisent bien le tendre sentiment qu’Harel éprouvait pour sa jolie voisine. Il est vrai aussi qu’Emmanuel de Gibert était très malade en 1909, puisqu’il devait mourir l’année suivante, et qu’il n’était probablement plus en état de soutenir une véritable correspondance.
Cet amour était resté ignoré jusqu’à présent bien que le poète y ait fait parfois des allusions à peine voilées :
« Trop tard, hélas ! j’ai rencontré
La suppliante Bien-aimée,
Si tard que nul n’a pénétré
Dans mon âme sombre et fermée »
(Mon Pays, Voix de la Glèbe, 1895).
Ou plus tard, dans ses Souvenirs d’auberge, en racontant la visite qu’il avait faite sur le tombeau de José-Maria de Heredia :
« J’avais l’honneur d’être accompagné par une femme charmante, qui compte Laure de Noves [ou Laure de Sade] parmi ses aïeules. Tableau d’une grande douceur poétique : la descendante de celle que Pétrarque a immortalisée était à genoux devant le tombeau du plus illustre de nos sonnettistes »,
Sorte d’écho des vers qu’il lui avait adressés en 1910 :
« Descendante de Laure, ô jeune châtelaine,
Qui portez ces deux noms : Marie et Magdeleine :
À Vaucluse jadis devant votre beauté,
Savez-vous que Pétrarque, infidèle, eut chanté ? […] ».
On ne sait jusqu’à quel point Magdeleine de Gibert répondit aux sentiments du poète mais elle éprouva certainement un tendre attachement pour lui. De toutes façons, indépendamment de leurs sentiments profondément religieux, ils étaient mariés chacun de leur côté et aimaient foncièrement leurs conjoints respectifs. Ils les soignèrent d’ailleurs avec un grand dévouement quand l’un, puis l’autre, tombèrent malades. Miné par la tuberculose, Emmanuel de Gibert mourut presque impotent en 1910 tandis que Mme Harel, opérée d’un cancer du sein à Gacé en 1915, traînait jusqu’en 1917. Harel se remaria avec une demoiselle La Saussaye dont il ne cessa de louer le dévouement et qui devait lui survivre.
Cet amour est probablement toujours resté platonique du reste, du moins si l’on en croit certaines lettres de Paul Harel : et pourquoi ne pas le croire puisqu’elles étaient adressées à la personne la mieux placée pour connaître la vérité ! Leur relation amoureuse ne finit qu’avec la mort du poète puisque sa dernière missive est datée du mois de février 1927 et qu’il mourut le 3 mars suivant.
Il semble que ce soit vers 1908, qu’il lui ait fait l’aveu de ses sentiments pour la première fois :
« Ces vers ont été faits au lendemain de la promenade. Ce sont des mots de vie intime. Ils doivent rester dans le mystère, dans un mystère où il n’y a d’ailleurs aucune faute. Je vous aime encore plus dans l’ordre religieux, quand vous communiez, telle une autre qui m’est plus chère que tout… Si vous avez, comme je le crois, de l’affection pour moi, ces sentiments ne peuvent blesser personne ; ils n’enlèvent rien aux autres […]. Ma pensée ne vous quitte pas. Je vous suis d’ailleurs depuis longtemps, depuis la première fois où je vous ai vue. Il a fallu que vous pleuriez pour que je me décide à vous écrire. […]. Vous êtes dans ma vie, dans mes œuvres. Je compose et je souffre avec vous [...] ».
Il va lui adresser aussi, probablement peu avant son veuvage, cette très belle lettre qui mérite d’être citée en entier.
« Devant votre peine, je suis sans parole. En vous disant ce que j’éprouve, je craindrais presque d’offenser votre douleur... Tantôt, j’ai fait une allusion au voyage à Lourdes. Au fond, je ne voulais pas le faire pour des raisons humaines, pour ne pas vous quitter. Maintenant, je sens qu’il est préférable de faire ce sacrifice. J’irai, à moins que vous ne me donniez un avis contraire. J’irai, pour votre malade et pour vous ; pour une autre qui m’est aussi chère, pour les miens et pour notre pays. Pour d’autres intentions connues de moi seul. Je communierai là-bas. Si je suis triste, la Vierge me pardonnera. Elle m’exaucera peut-être, au moins dans la mesure qui nous est nécessaire à tous. Voilà ce que je voulais vous dire, bien simplement. Je vous revois, la tête baissée, les yeux pleins de larmes, silencieuse à côté de moi. Je vous plains, je vous admire et je vous aime profondément. J’irais au bout du monde pour que votre mari soit sauvé. Pour vous, il n’y a pas de sacrifice dont je ne sois capable. Je suis bien certain de ne trahir personne en disant, en pensant tout cela. Suivez-moi dans mon voyage et priez aussi pour que la paix me soit accordée. J’ai bien souffert depuis seize ans, j’ai souffert depuis dix ans. Un grand besoin d’honnêteté personnelle et la grâce de Dieu m’ont sauvé. Je n’ai fait le mal avec personne. Votre sympathie, votre amitié, votre affection m’ont été précieuses. Il y a entre nous un lien. Je désire qu’il ne se brise jamais. Samedi soir, 11 juillet ».
Malheureusement, la médisance les rattrapa et le pauvre Emmanuel de Gibert reçut des lettres anonymes. Celle qui est parvenue jusqu’à nous, est une carte-lettre écrite en majuscules, timbrée d’Argentan le 11 octobre 1908 :
« Monsieur, En fréquentant le pique-assiette populaire, vous sortirez du clan des gens estimés, vous aurez toutes les chances d’être cocu. Car, on le dit bien loin, cet homme domine les cerveaux faibles, il a perdu cette pauvre saucisse et il la ruine et il s’en vante. Il passe pour B. votre femme, manger vos bons plats, car quand la casserole ne lui plait pas, il déguerpit. Il emmerde vos domestiques et vos amis, car il tue le gibier devant eux et ils sont navrés de vous voir si coiffés. Or, vous êtes prévenu. Surveillez ... Rien n’est plus mal renseigné et plus mal conseillé qu’un riche, car tout le monde en veut à son porte-monnaie. Moi, je vous veux plus juste et plus clairvoyant. Je peux signer : Tout le monde le sait ».